Les
Djinns
(Victor HUGO, Les orientales, 1829)
Murs, ville
Et port,
Asile
De mort,
Mer grise
Où brise
La brise,
Tout dort.
Dans la plaine
Naît un bruit.
Cest lhaleine
De la nuit.
Elle brame
Comme une âme
Quune flamme
Toujours suit.
La voix plus haute
Semble un grelot.
Dun nain qui saute
Cest le galop.
Il fuit, sélance,
Puis en cadence
Sur un pied danse,
Au bout dun flot.
La rumeur approche,
Lécho la redit.
Cest comme la cloche
Dun couvent maudit,
Comme un bruit de foule,
Qui tonne et qui roule,
Et tantôt sécroule
Et tantôt grandit.
Dieu ! la voix sépulcrale
Des Djinns !... Quel bruit ils font !
Fuyons sous la spirale
De lescalier profond !
Déjà séteint ma lampe,
Et lombre de la rampe,
Qui le long du mur rampe,
Monte jusquau plafond.
Cest lessaim des Djinns qui passe,
Et tourbillonne en sifflant.
Les ifs, que leur vol fracasse,
Craquent comme un pin brûlant.
Leur troupeau lourd et rapide,
Volant dans lespace vide,
Semble un nuage livide
Qui porte un éclair au flanc.
Ils sont tout près ! Tenons fermée
Cette salle où nous les narguons.
Quel bruit dehors ! Hideuse armée
De vampires et de dragons !
La poutre du toit descellée
Ploie ainsi quune herbe mouillée,
Et la vieille porte rouillée
Tremble, à déraciner ses gonds.
Cris de lenfer ! voix qui hurle et qui pleure !
Lhorrible essaim, poussé par laquilon,
Sans doute, ô ciel ! sabat sur ma demeure.
Le mur fléchit sous le noir bataillon.
La maison crie et chancelle penchée,
Et lon dirait que, du sol arrachée,
Ainsi quil chasse une feuille séchée,
Le vent la roule avec leur tourbillon !
Prophète ! si ta main me sauve
De ces impurs démons des soirs,
Jirai prosterner mon front chauve
Devant tes sacrés encensoirs !
Fais que sur ces portes fidèles
Meure leur souffle détincelles,
Et quen vain longle de leurs ailes
Grince et crie à ces vitraux noirs !
Ils sont passés ! Leur cohorte
Senvole et fuit, et leurs pieds
Cessent de battre ma porte
De leurs coups multipliés.
Lair est plein dun bruit de chaînes,
Et dans les forêts prochaines
Frissonnent tous les grands chênes,
Sous leur vol de feu pliés !
De leurs ailes lointaines
Le battement décroît,
Si confus dans les plaines,
Si faible, que lon croit
Ouïr la sauterelle
Crier dune voix grêle,
Ou pétiller la grêle,
Sur le plomb dun vieux toit.
Détranges syllabes
Nous viennent encor :
Ainsi, des Arabes,
Quand sonne le cor,
Un chant sur la grève,
Par instants sélève,
Et lenfant qui rêve
Fait des rêves dor.
Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leurs pas ;
Leur essaim gronde :
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Quon ne voit pas.
Ce bruit vague
Qui sendort,
Cest la vague,
Sur le bord ;
Cest la plainte
Presque éteinte
Dune sainte
Pour un mort.
On doute
La nuit...
Jécoute :
Tout fuit,
Tout passe;
Lespace
Efface
Le bruit.